Genre et catastrophes en Afrique centrale : entre volonté politique régionale et réalités locales
Coincée entre les sécheresses sahéliennes au nord, les inondations du bassin du Congo et des crises de déplacement prolongées, l’Afrique Centrale est un point chaud de vulnérabilités croisées. Pour les femmes et les filles de la région, ces risques sont démultipliés par des inégalités structurelles. Face à cette réalité, les instances régionales comme la Communauté Économique des États de l’Afrique Centrale (CEEAC) élaborent des politiques de gestion des risques de catastrophes (GRC) de plus en plus sensibles au genre. Cependant, une analyse comparée révèle un décalage criant entre ces cadres régionaux ambitieux et leur mise en œuvre effective au niveau national et local, où les défis financiers et les barrières socioculturelles freinent les avancées.
L’élaboration des politiques : L’impulsion intégratrice de la CEEAC
Au niveau de l’élaboration, la tendance en Afrique Centrale est largement guidée par une approche "descendante" (top-down), impulsée par la CEEAC en alignement avec les cadres mondiaux.
Un cadre régional progressiste : le plan d’action de la CEEAC
Le plan d’action régional de la CEEAC pour la réduction des risques de catastrophe est le document phare. Conscient des impacts différenciés des désastres, ce plan appelle explicitement ses États membres (dont le Cameroun, le Tchad, la RCA, la RDC, etc.) à intégrer le genre dans toutes leurs stratégies. Il insiste sur la nécessité de collecter des données désagrégées par sexe et de garantir la participation des femmes aux plateformes nationales de GRC. En 2018, un cadre d’action spécifique sur le genre a même été développé pour rendre ces orientations plus opérationnelles.
Traduction nationale : Des efforts contrastés
L’élaboration des politiques au niveau national est plus hétérogène. Au Cameroun, par exemple, la Stratégie Nationale de Gestion des Risques et des Catastrophes intègre des notions de "groupes vulnérables", incluant les femmes. En République Démocratique du Congo (RDC), les plans de réponse humanitaire, façonnés par la crise, incluent systématiquement des analyses de genre poussées par les agences des Nations Unies. Cependant, dans de nombreux pays, l’intégration du genre dans les documents de politique reste souvent à l’état de principe, sans se traduire par des mécanismes de mise en œuvre clairs ou des budgets alloués.
- Analyse comparée de l’élaboration : l’élan est clairement régional. La CEEAC fournit un cadre politique solide et progressiste sur le papier. Le défi réside dans la traduction de cette volonté régionale en lois, stratégies et budgets nationaux contraignants. L’influence des acteurs internationaux est également déterminante, notamment dans les pays en crise (RCA, RDC), où les plans humanitaires sont souvent plus avancés sur la question du genre que les politiques de développement à long terme.
- La mise en oeuvre : Le mur des réalités de terrain
C’est dans l’application concrète que le fossé se creuse de manière spectaculaire, illustrant la différence entre la politique déclarée et la pratique vécue.
Le diktat du financement et des capacités : le principal obstacle est le manque de ressources. Les directions nationales de la protection civile sont souvent sous-financées et manquent de personnel formé aux analyses de genre. Au Tchad, bien que la vulnérabilité des femmes face à la crise alimentaire et aux inondations soit reconnue, les interventions d’urgence se concentrent sur l’aide généraliste (vivres, abris), sans moyens suffisants pour adresser les besoins spécifiques : kits de dignité, soutien psychosocial, ou protection contre les violences basées sur le genre (VBG).
La persistance des barrières socioculturelles : la participation effective des femmes se heurte à des normes sociales profondément ancrées. Dans de nombreuses communautés, les femmes sont exclues des espaces de décision publics, traditionnellement réservés aux hommes. Même lorsqu’elles sont invitées aux réunions des comités de gestion des risques, leur parole a peu de poids. Les systèmes d’alerte précoce, souvent basés sur des canaux d’information masculins (radio écoutée par les hommes, réunions de notables), atteignent difficilement les femmes.
L’invisibilité statistique : la collecte de données désagrégées par sexe, pourtant prônée par la CEEAC, reste quasi inexistante dans la pratique. Lors des évaluations post-catastrophe, les victimes sont comptabilisées de manière globale. Cette invisibilité statistique empêche de concevoir des réponses adaptées et de mesurer l’impact réel des crises sur les femmes et les hommes, perpétuant ainsi des planifications "aveugles au genre".
Initiatives innovantes : les poches de résilience communautaire
Malgré ces défis structurels, des initiatives locales et innovantes, souvent soutenues par des ONG, démontrent l’efficacité d’une approche "ascendante" (bottom-up).
- Les associations villageoises d’épargne et de crédit (AVEC) au Cameroun :
Dans les régions de l’Extrême-Nord du Cameroun, touchées par les inondations et les conflits, les groupes d’épargne et de crédit gérés par des femmes sont devenus de véritables plateformes de résilience. Au-delà de l’autonomisation économique, ces groupes servent de réseaux d’alerte précoce et de premiers secours. Les fonds collectifs sont utilisés comme caisses d’urgence pour aider les membres dont les maisons ou les champs ont été détruits, créant un filet de sécurité social là où l’État est peu présent.
- Le "Cash and Voucher Assistance" sensible au genre en RCA :
En République Centrafricaine, des agences humanitaires ont mis en place des programmes de transfert monétaire ciblant prioritairement les ménages dirigés par des femmes. En leur donnant le contrôle direct des ressources, ces programmes renforcent leur pouvoir de décision et leur permettent d’acheter des biens répondant aux besoins spécifiques de leur famille (nourriture, médicaments, frais de scolarité). Cette approche est plus digne et plus efficace qu’une distribution d’aide en nature non différenciée.
- Le Théâtre forum pour la prévention des VBG en RDC :
Dans les camps de déplacés au Nord-Kivu, des organisations utilisent le théâtre forum pour sensibiliser aux risques de violences basées sur le genre en période de crise. Les femmes participent à la création et à la représentation de scènes de la vie quotidienne, permettant d’ouvrir le dialogue sur des sujets tabous et de trouver collectivement des solutions pour améliorer la sécurité dans les camps.
Conclusion : harmoniser le discours régional et l’action locale
L’analyse en Afrique Centrale met en lumière un paradoxe : la région dispose d’un des cadres politiques les plus clairs du continent en matière de genre et GRC, mais sa mise en œuvre reste embryonnaire. Le futur de la résilience dans la région dépend de la capacité des États à traduire la vision de la CEEAC en actions concrètes. Cela exige des budgets nationaux dédiés, le renforcement des capacités des acteurs locaux et, surtout, la création d’un véritable espace pour que les femmes ne soient plus considérées comme de simples victimes vulnérables, mais comme des actrices essentielles et compétentes de la gestion des risques. Les initiatives locales innovantes ne doivent plus être des exceptions, mais la norme sur laquelle s’appuient des politiques publiques enfin connectées à la réalité du terrain.